Figure de proue







Miranda, the Tempest
John W.Waterhouse
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Figure de Proue
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Le Temps s'écoulait de façon tranquille,
presque tristement,
et non sans angoisse.

Elle se tenait debout, à la proue du bateau,
ses longs cheveux roux malmenés par le vent,
ne se lassait pas de regarder au loin...
Pendant que les hommes sur le navire la contemplaient,
avec dans leurs yeux tout l'amour encore possible
chez des hommes qui avaient tout perdu...
même la lucidité, chez quelques-uns, commençait à faire défaut.

Les quelques marins qui restaient après la grande Tempête,
survenue quand, on ne se rappelait plus trop,
veillaient sur elle avec dévotion.
Elle était si belle ainsi dans sa robe battue par les courants marins.
Ils ne poussaient pas l'audace jusqu'à lui parler, oh non!...
Mais ils veillaient sur elle...
Elle était tout ce qui leur restait d'un passé heureux...
Un passé qui devenait de plus en plus confus.
Il y avait si longtemps...tellement longtemps

Mais elle leur était fidèle,
toujours à guetter le Lointain,
pour quelque monde inconnu.

Combien de saisons s'étaient écoulées,
personne ne s'en souciait plus.
Toutes les pensées et tous les espoirs résidaient
dans la contemplation de cette silhouette
accrochée au bastingage du navire avec toute l'espérance du monde.
Leurs âmes et leurs corps, ils lui avaient remis tout entier!
Tous les efforts des marins consistaient à inventer mille moyens
pour maintenir les forces de leur déesse, de leur reine...
Ils savaient qu'elle comptait sur eux
pour qu'ils lui soient fidèles à leur tour...
De nuit, comme de jour, une vigile était au poste
pour que jamais la silhouette, devenue presque magique,
ne soit sans surveillance.

...Ce soir-là, la mer était d'acier,
la Lune s'y reflétait sans douceur, avec un oeil menaçant.
On n'osait regarder plus loin que les pâles reflets...
les ténèbres s'y trouvaient,
cherchant à les engloutir avec malveillance,
ils en étaient persuadés. Ils n'osaient regarder,
ils craignaient d'y rencontrer le regard de la Mort,
le vide total, leur démence...

...Ce soir-là, le marin désigné pour rester sur le pont
était bien heureux.
Il se sentait le marin le plus chanceux du monde.
Quelques heures à veiller sur la Dame
à la robe couleur bleu nuit.
N'était-ce pas le plus grand bonheur
qu'un marin comme lui puisse espérer?
Curieux il était, notre marin...
Avec un besoin intense de dire sa tendresse à sa Reine...
Oserait-il s'approcher?
Juste un peu, juste assez
pour qu'elle puisse entendre ses mots
qu'il gardait en lui depuis toujours...
"Ma Dame?"...souffla-t-il doucement pour ne pas l'effrayer...
attendant impatiemment une réponse...
Pas de réponse, non, mais il lui sembla deviner
un mouvement de ses mains agrippées au bastingage...
Un peu de hardiesse monta en lui...
"Ma Dame, pardonnez mon audace,
permettez-vous que je m'approche un tantinet?!"...
dit-il la voix tremblotante,
le coeur parti au galop comme un cheval fou!
Ne recevant pas de réponse négative,
et convaincu d'avoir vu les mains bougées...
ou était-ce son grand désir
qui lui faisait voir ce qu'il voulait bien voir,
il s'avanca encore plus...

Il pouvait presque toucher les plis soyeux de sa robe maintenant...
dont la couleur ressemblait étrangement
à cet ancien drapeau emporté au loin par les grands vents
Il resta sans bouger pendant quelques instants,
laissant le tissu soyeux caresser son visage,
puis monta les quelques marches de bois vermoulu
qui le séparait encore de sa raison de vivre.

"Ma Dame, pardonnez moi d'insister...
permettez-moi juste de vous dire quelques mots...
Vous dire que vous êtes ma raison d'être
depuis la grande Tempête, depuis toujours!
Je pousserai même mon impertinence
à vous demander de tourner vers moi votre visage...
pour que je puisse enfin voir votre regard...
Oh une seule fois, seulement...
puis je m'éloignerai avec mon Bonheur
sans plus vous importuner
dans votre contemplation du Lointain!"

Personne n'avait jamais osé tel affront depuis..depuis...
Mais notre marin éprouvait un intense soulagement
de savoir que la Dame savait...
connaissait maintenant son coeur à lui...

Le vent se leva tout à coup,
comme une réponse à son impertinence,
projeta le marin contre le bastingage...
Il sut heureusement s'agripper solidement
se retrouvant maintenant au pied de la Dame...
Tout tremblant, mais avec tant de bonheur,
ou de terreur
il leva les yeux avec respect vers le regard de sa déesse
pour enfin connaître son visage....

Et il rencontra... les Ténèbres...
Le regard était vide...
Jamais un homme n'avait vu un tel Vide,
un gouffre absorbant tout autour de lui.
La nuit noire et éternelle.
C'était la Mort qui le regardait...
Un grand cri d'horreur sortit de la gorge du pauvre homme.
Il aurait voulu courir, s'enfuir...malgré ses jambes de plomb
Mais il était trop tard,
le regard le tenait maintenant et pour toujours...
Il tiendrait compagnie éternellement à sa Déesse...
C'était la Mort qui le regardait...
La Mort qui était accrochée au bastingage...
Son cri se perdit sur les flots d'acier...
Personne pour l'entendre...
Que la Lune dont l'oeil satisfait
semblait rejoindre le regard de la Figure de Proue...
...............................


l'auteure de ce court récit a eu tellement peur qu'elle en a presque oublié de signer....;-)

Listar

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musique par Bjorn Lynne




chez Listar!



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